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Charlie, nouvelle

charlie

CHARLIE  

(extrait du recueil à paraitre “Points de vue depuis la Lune”)

Illustration par Eleanor Gabriel  

Et voilà, ça recommence.

Je sens qu’il y a une fuite, et j’ai horreur de ça. Elle m’a encore acheté une marque de couches au rabais sans les petits élastiques là. Résultat : ça fuit !
Tante Charlotte ne serait pas contente si elle voyait l’état de son pyjama en velours mauve qui lui a coûté les yeux de la tête. Il y a maintenant deux grosses taches sombres du côté de chaque fesse qui à mon sens ne partiront pas au lavage. A moins de les frictionner avec de la javel ? Mais ma mère déteste son odeur et se met dans tous ses états quand elle sent un sol qui en est imprégné. Moi non plus je n’aime pas cette odeur, parce qu’elle me rappelle la piscine municipale et un épisode de ma vie que je préférerais oublier. C’était il y a deux mois, Maman m’avait emmené à la piscine avec elle, prête à affronter les odeurs de chlore du grand bain :

– Tu verras mon chéri, tu vas adorer barboter avec tes jolis petits brassards !

Mes brassards, ils sont mauves avec des fleurs roses. Le problème, c’est que je suis un garçon. Pour ne rien arranger, j’ai des cils tellement longs que cela me donne un regard languissant. Du coup, on me prend pour une fille ! Entre nous, je préférais nettement quand j’avais du poil au menton, au moins c’était clair. Mais je sais, ça c’était avant… Il va vraiment falloir que je prenne mon mal en patience, même si cela n’a jamais été mon fort. Bon, revenons à la piscine. J’étais donc là, avec mes brassards de fille, agrippé à ma mère qui souriait jusqu’aux oreilles en pensant me faire plaisir. C’est vrai que j’adore l’eau de la baignoire, et encore plus quand ma mère vient barboter avec moi. J’en profite pour la coller et lui papouiller les seins, ça la fait rire ! Moi aussi j’aime bien, ça me rend tout chose. Mais force est de constater qu’il ne se passe rien en bas. Tout reste mou et ridiculement petit. Bref, évitons ce sujet pénible et revenons à la piscine. Ma grand-mère qui était là aussi n’arrêtait pas de répéter :

– Il est tout excité le petit Charlinou !

Énervé plutôt. On ne me demande jamais mon avis. D’abord, je déteste quand elle m’appelle Charlinou. Ensuite, l’eau et moi, disons que nous avons eu quelques petits désaccords. Enfin, ça c’était il y a longtemps. Là dans cette piscine, j’aurais pu hurler pour manifester ma terreur ou réclamer le petit bassin où l’on fait jouer les bébés. Mais j’ai de l’amour propre. Alors j’ai fait semblant d’être à l’aise et je me suis arrangé pour gigoter un peu, histoire de leur montrer que tout allait bien. Mauvaise idée car, à peine eus-je barboté dix minutes dans cet océan carré, essayant de supporter les relents de chlore et les vagues provoquées par des petits morveux qui jouaient à côté, qu’il m’arriva une tuile. Je sentis mon ventre gargouiller furieusement et la compote de pruneaux me liquéfier les boyaux. Je compris tout de suite ce qui allait se passer, parce que ma mère avait bien entendu acheté des couches spécial bain de la même marque que les autres. La catastrophe arriva donc presque sans surprise : je ne pus retenir la sauce qui s’empressa de déborder de la couche puis, quelle misère, de remonter. On vit alors apparaitre à la surface de l’eau d’abord de minces filets brunâtres, puis de petits tas informes plus épais. Malheureusement, une fillette rousse maculée de tâches de rousseur qui se trouvait près de moi aperçut les petits tas flottants et vendit la mèche. Elle ameuta même tout l’entourage en se faisant un malin plaisir de donner des détails sordides, la mégère !

Inutile de vous dire que ce fut la honte pour ma famille. Ma grand-mère pris un air pincé comme si elle ne me connaissait plus, et ma mère devint si rouge qu’on ne voyait plus la petite tâche d’envie qu’elle avait sur la joue gauche. Comme pour couvrir son crime et les propos de la traîtresse rousse, elle se mit habilement à maudire bien haut la marque des couches-culottes, oubliant que c’était elle qui avait décidé de me gaver de compote de pruneaux et de m’équiper d’un matériel bon marché. Tout en continuant à rouspéter, elle s’arrangea même pour créer de petites vagues et pousser les filaments d’excréments – ou du moins ce qu’il en restait – dans la cavité du bord de la piscine qui permettait aux excès d’eau de s’écouler. C’était finement joué de sa part, car cinq minutes plus tard l’incident ne laissait plus de traces. Cependant, il est clair que ce ne fut pas une partie de plaisir pour moi non plus, d’autant que, dans les toilettes de la piscine, on me fit bien comprendre que j’avais commis un crime en me frottant les fesses avec une brusquerie lourde de signification.

Voilà un baptême qui s’achevait en quenouille et qui dissuaderait ma mère de recommencer de sitôt l’expérience.

Installé dans le siège auto pour le voyage de retour, une atmosphère pesante régna dans la voiture. Ma mère, ruminant son échec, ne décrocha pas un mot. Elle n’était bien sûr pas toute blanche dans cette histoire mais me fit comprendre que j’en étais le principal responsable, moi pas plus haut que trois pommes qui n’avais eu d’autre tort que celui d’exister.

Pour détendre l’atmosphère, ma grand-mère ne trouva rien de mieux que d’entamer une chanson idiote dont l’humour ne fit que retourner le couteau dans la plaie :

– Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l’envers…

Ma mère, excédée, alluma sur le champ la radio en lançant d’un ton cassant :

– Taisez-vous un peu, bon sang !

Je n’avais rien dit pour ma part, mais je sentis que ce n’était pas le moment de faire le malin. Sans attendre une quelconque riposte, ma mère reprit sur un ton cynique que je ne lui connaissais pas :

– Je voudrais bien écouter les nouvelles, il n’ y a pas que les couches-culottes dans la vie !

Là, je ne pouvais pas lui donner tout à fait tort… En outre, l’idée d’écouter la radio me plut bien. J’avais à cette époque rarement l’occasion de pouvoir obtenir des nouvelles du monde, car dès que la soirée commençait les parents m’emprisonnaient derrière des barreaux de lit, harnaché dans une gigoteuse assassine qui me laissait peu de liberté de mouvement. En outre, je n’arrivais pas à grimper : les rusés s’étaient arrangés pour régler mon sommier si bas qu’il m’était impossible malgré mes efforts répétés d’escalader les maudits barreaux.

Alors, du fond de ma prison, je me résignais à regarder avec mes yeux d’enfant les étoiles fluorescentes que mon père avait collées au plafond pour imiter la voute céleste. Que je le veuille ou non, mon petit corps ne résistait pas longtemps à ce spectacle fascinant : je commençais à me sentir tout fatigué, puis glissais peu à peu dans le sommeil en suçant mon pouce…

Je m’appelle Charlie, et j’ai à peine quinze mois.
Je suis né un beau matin de juillet, à minuit dix précisément. Ma mère n’a pas trop souffert pendant ma naissance car j’y ai mis du mien. Dès que son utérus a commencé à se contracter régulièrement, j’ai su qu’il n’y en avait plus pour très longtemps. La poche des eaux allait céder, et j’allais me retrouver tout sec et tout étriqué là-dedans tandis que ma mère souffrirait le martyr. Alors j’ai décidé d’aider à la manoeuvre. Je me suis rabougri sur moi-même autant que je pouvais pour mieux franchir le col de l’utérus, et me suis ensuite laissé porter par les vagues de contractions. J’avoue que la sortie à l’air libre a quand même été éprouvante. Je ne me souvenais pas la dernière fois avoir été autant ébloui par la lumière ! J’ai vite refermé les yeux pour dissiper cette impression de projecteurs braqués sur moi, d’autant que je n’avais nulle envie de me mettre à table. D’accord, ce n’était pas très courageux de ma part. Mais de toutes façons quand j’ai ré-ouvert les yeux j’ai eu la déception de constater que je n’y voyais pas grand chose. Les yeux d’un nouveau-né ne sont pas encore très opérationnels. De cela non plus je ne me souvenais pas.

La touffe de cheveux à peine sortie au grand jour, j’ai senti des mains m’extirper du ventre de ma mère et me nettoyer comme un paquet gluant. Il fallait que je sois présenté dignement à mes géniteurs. Mon père d’abord, car ma mère était encore occupée à expulser le placenta qui m’avait choyé pendant de longs mois et à se faire recoudre. Bien que n’y voyant pas très clair, je sentis à son ton de voix que ce gars-là ferait bien l’affaire en tant que père, même si ses premières paroles me parurent un peu inquiétantes :

– Aga, areuh areuh, le petit bonhomme ! Qui c’est qui s’appelle Charlie, hein ?!

Flippant. Pourquoi poser la question puisque ce prénom de Charlie, c’est lui-même qui venait de me le donner ? S’il espérait que je lui réponde moi, c’est qu’il avait encore beaucoup de choses à apprendre sur le fonctionnement du corps humain et la lenteur agaçante de son évolution ! Côté Q.I., on pouvait sans doute faire mieux. Mais avec un peu de chance, je pouvais encore espérer hériter de sa chevelure épaisse et échapper à une tonsure naissante dès l’âge de trente ans. Puis vint le tour de ma mère. On me posa sur sa poitrine, et je la reconnus. Oui, je la reconnus sans aucune hésitation. Pas seulement le ton de sa voix, son odeur ou sa chaleur, mais elle, en tant qu’être spirituel. Ma mère et moi, on s’est connus dans une autre vie. Cela faisait longtemps que je voulais la revoir, mais malheureusement pour ce truc-là, il ne suffit pas de le vouloir. Bien souvent, on ne choisit pas la famille où l’on atterrit. Cela créé parfois des drames, des vilains petits canards qui ne ressemblent à aucun autre rejeton de la portée, ou des enfants qui n’ont pas du tout les mêmes aspirations que leurs parents et désapprouvent jusqu’à leur mode de vie. Moi, j’ai pu choisir. Mais comme il fallait s’y attendre, ma mère, de son côté, a tout oublié. Elle ne sait pas qui je suis, mais elle m’a aimé d’emblée pour ces neufs mois où elle m’a fait grossir et dorloté dans son ventre tout chaud comme une perle à nacrer. Moi, je ne l’ai pas oubliée. Mais il est vrai que je ne suis pas un bébé comme les autres.

Je suis Charlie, le bébé qui se souvient de sa vie passée.
Je ne me souviens pas de ma précédente naissance, mais je me rappelle quand même pas mal de choses. Par exemple, je me souviens de ma mort. Je n’avais que trente cinq ans quand c’est arrivé. Une voiture a déboulé à l’improviste au détour d’un virage et j’ai été éjecté de ma moto. Je me suis retrouvé à trois mètres d’elle, allongé dans une position bizarre. Il fallait que je me relève et vérifie l’état de mon bolide, fidèle compagnon de mes déplacements, mais mon corps ne répondait plus et mes paupières restaient fermées. J’ai perçu que le conducteur était penché sur moi et qu’il avait l’air affolé. Il a tâté mon pouls, puis a appelé les urgences. Dans le coma. C’est ce que les médecins ont dit. Moi je pouvais tout entendre, et même tout voir. J’ai essayé de leur parler, mais ils ne m’ont pas entendu. Je me suis retrouvé là, près de mon corps à l’observer, immobile poupée de chair que je ne reconnaissais pas et que je n’arrivais pas à faire bouger. Ce corps inerte était impressionnant, on ne se voit jamais les yeux fermés. Mais ce n’est pas plus mal, car il y a dans ces paupières closes une forme d’abandon proche de la mort physique et de son mystère qui est très angoissante. Mon enveloppe corporelle était inerte, mais ma conscience active. Je pouvais voir mon corps et me sentir encore relié à lui. Quand j’ai vu les blouses vertes me brancher sur un respirateur artificiel à l’hôpital, j’ai su qu’il ne servirait à rien de m’acharner à conserver ce corps. Je l’avais trop cassé lors de l’accident, un peu comme les filaments brisés d’une ampoule trop sectionnés pour être correctement rafistolés. Alors j’ai décidé de l’abandonner, de rompre les derniers liens qui me rattachaient à lui, et d’en prendre un autre moins abimé. Ce ne fut pas de gaité de coeur car lui et moi avions fait un bon bout de chemin ensemble. Nous avons joué du piano et donné des concerts ensemble. Mais il faut se faire une raison.

Maintenant je suis Charlie, le bébé de quinze mois qui se souvient de sa vie passée.
J’ai des petits doigts boudinés, un tronc plus grand que les jambes, et je ne mesure pas plus de quatre-vingt centimètres. Dès que je serai un peu plus grand et que j’arriverai à faire des phrases, je demanderai à mes parents de m’offrir une petite moto d’enfant. Et dès que mes doigts se seront affinés et auront acquis un peu de dextérité, je m’installerai sur le siège du piano trônant dans le salon de mes parents et je jouerai du Bach ou du Mozart. Je n’aurai même pas besoin des partitions, car je me souviendrai de tout. Il y aura bien le problème de la pédale de sourdine, mais j’attendrai de grandir pour m’en servir. J’aurai quatre ans, et on dira de moi que je suis un génie. Les autres enfants me trouveront bizarre et j’aurai du mal à supporter leurs histoires de pipi-caca, j’ai passé l’âge de ces niaiseries et les histoires de Toto ne font plus glousser. Mais enfin, je verrai ce que je peux faire. Je n’ai aucune envie de finir prématurément dans un asile, or sans aucun doute j’attirerai l’attention. Cela arrive déjà.

Il y a quelques jours, ma mère a sorti une carte du monde pour montrer à mon père où elle voulait aller en vacances. Elle a parlé de Nouvelle-Guinée et moi, pauvre demeuré impuslif, je n’ai rien trouvé de mieux que de lancer depuis ma chaise haute :

– Papou !

Ma mère, toute étonnée, s’est tournée vers mon père et lui a lancé :

– Chéri, tu as entendu ? Notre fils est un génie !

Mon père, beaucoup plus terre-à-terre, s’est moquée d’elle et a éclaté de rire :

– Ouhlala ! Incroyable ! Vite, appelle le Guiness des records ! Notre fils dit papou à la place de
papa, ça va défrayer la chronique ! Ah ah ah !

Homme incrédule et aveugle, incapable de reconnaître un exploit qui se produit sous tes yeux, père indigne, va ! Bien sûr, ma mère a été vexée. Elle a rétorqué à mon père que la coïncidence était improbable et que leur fils avait vraiment prononcé un mot approprié. Elle ne savait pas comment, mais il était manifeste que leur fils avait un jour entendu parler de Papouasie et mémorisé du vocabulaire concernant le sujet. Notre fils est différent des autres, a-t’elle ajouté fièrement.

Ce n’était pas moi qui allais la contredire…
Ce matin, je me suis encore réveillé grognon. Ma couche était toute trempée, et mon nez complètement bouché. J’ai bien sûr eu droit à la torture du sérum physiologique et de la mouillette de coton enfoncée dans la narine jusqu’à l’os. Et comme chaque fois, il a fallu que je supporte l’air béat de ma mère après avoir extirpé la malfaisante crotte de nez d’un vert gélatineux qui m’empêchait de respirer. Elle m’a servi un c’est bien, mon chéri admiratif, comme si j’avais réalisé un exploit…
Je suis Charlie, le bébé qui se souvient de sa vie passée.
Quand j’aurai trente cinq ans, je ne mourrai pas d’un accident de moto, mais très certainement d’ennui si personne ne me comprend. Heureusement, il y a Charlène, la fille des voisins. Elle a dix mois et deux petites fossettes. Charlène sait déjà marcher et me regarde toujours de façon énigmatique. Hier, pendant que les parents discutaient musique, bémol et dièse dans notre salon, je l’ai vue s’approcher du piano. Elle a posé un doigt délicat sur une touche en ébène et s’est tournée vers moi avec un air complice. Je n’ai pas bien compris ce qu’elle attendait de moi, mais il est clair qu’elle essayait de me faire passer un message. Charlène n’est pas un bébé ordinaire. Sa façon de tortiller ses boucles de cheveux me rappelle quelque chose ou quelqu’un. Je me souviens de presque tout, mais ma mémoire a parfois des ratés intrigants, comme si elle cherchait à me ménager… Demain sera un autre jour. Pour le moment, j’ai la couche qui pèse trois tonnes. C’est plus fort que moi, j’ai encore oublié de demander.

Voilà, ça recommence.”

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