Le recueil « Points de vue depuis la lune » est un recueil de courtes nouvelles qui exprime de l’art brut littéraire, à savoir des points de vue insolites sur la vie ou la condition d’êtres aussi différents qu’un arbre sans fleurs (l’Arbre en feuille), un corbeau philosophe, un chat , un homme réincarné dans la peau d’un bébé, un moustique amoureux, un paranoïaque, etc…
Humour et tendresse appliqués à la réalité se mêlent ensemble avec délicatesse pour dépeindre des états d’âme intérieurs d’êtres à qui on ne donne pas souvent la parole…
Je travaille actuellement sur ce recueil pour une publication très prochaine.
Extrait « L’Arbre en feuille »
» Nous sommes au début du mois d’avril, et les cerisiers sont en fleurs. Je les vois répandre une lumière rose sur le gris du béton qui donne à la ville un air d’estampe japonaise. Ils passent tous en-dessous, avec leur nez levé, un grand sourire aux lèvres à contempler ces fleurs roses qui les émerveillent.
Il n’y en a que pour les cerisiers, et partout dans la ville on entend ce cri du cœur qu’ils se lancent les uns aux autres :
– Regardez, c’est le printemps, les arbres sont en fleurs !
Moi, je n’ai pas de fleurs. Pourtant j’ai lutté tout l’hiver pour résister au froid et conserver ma sève pour les beaux jours.
J’ai lutté pour être propre et lessiver ce noir qui entache mon tronc et me donne l’air un peu mort ou calciné. J’ai lutté pour qu’un bourgeon éclose, malgré le gel cruel des matins d’hiver, et pour que tous les autres bourgeons puissent lui succéder, l’entourer, me vêtir d’une robe verte.
Et voilà, je suis couvert de petits bourgeons verts, tous frais, impatients de déployer leurs ailes et de flotter dans la brise citadine.
J’en suis très fier, et certains d’entre eux, tels des chenilles, commencent à sortir de leur cocon.
Mais je ne suis qu’un arbre en feuilles, et personne ne s’émerveille en passant près de moi.
Mon duvet vert commence à me réchauffer et la noirceur de mon tronc à pâlir, face aux rayons du soleil devenu plus aimant.
Je suis un arbre en plein printemps, mais ils n’ont d’yeux que pour les cerisiers.
Je les vois prendre des photos de leurs fleurs, sourire et rire en les contemplant, comme si je n’existais pas.
Je suis un arbre en feuilles, et mon cœur saigne à l’intérieur. Chaque jour je combats pour que mes bourgeons s’épanouissent et deviennent des feuilles robustes résistantes aux chenilles.
Je leur donne ma sève même quand il ne pleut pas, et je tais en silence les blessures que les hommes m’infligèrent à l’automne en me coupant les branches.
Je suis un arbre en feuilles et les fleurs s’éparpillent autour de moi, moqueuses et cruelles car elles viennent d’ailleurs.
Mais un jour une petite fille pas plus haute que trois pommes viendra sous mon ombrage, et de son doigt levé, la frimousse en sourire, aura ce cri d’amour :
– Regardez, les arbres sont en feuilles, c’est le printemps !
Moi, tout fier, je tendrai mes feuilles au vert chlorophylle vers l’infini, tel un geste de gratitude adressé aux cieux, laissant leurs ailes de papier s’épanouir jusqu’en septembre, tandis que les fleurs, foulées aux pieds comme de vulgaires confettis d’après fête, auront depuis longtemps fané.
Je suis un arbre en feuilles et je ne crains ni le vent ni la pluie. Je ne donne pas de fruits aux oiseaux mais je leur offre mon ombrage jusqu’à l automne, le temps qu’ils ne souffrent plus du soleil. Bientôt viendra l’hiver, je le sais, et les conifères se riront à leur tour de moi, moi qui serai à nouveau nu comme un ver.
Les sapins ricaneront, retroussant leurs magnifiques branches.
Mais je ne finirai pas desséché comme eux sur un trottoir après avoir été admiré tel un héros de Noël.
J’endurerai le froid et son équipage de pluies glaciales jusqu’au printemps, toujours vivant, et je serai impatient d’entendre la petite fille émerveillée s’exclamer :
– Regardez, c’est le printemps, mon arbre est en feuilles !
Je serai devenu SON arbre en feuilles, celui qui annonce le printemps, et je la verrai grandir saison après saison, jusqu’à ce que des fils d’argent viennent décorer ses cheveux.
Je l’apaiserai de mes ombrages chaque fois que, fatiguée de marcher, elle viendra se reposer auprès de moi, assise sur le banc de bois qui repose tout au pied de mon tronc. Et puis un jour je ne la verrai plus, parce que l’hiver aura été trop dur, gelant ses artères et taisant les battements de son cœur.
Mais je ne pleurerai pas, j’observerai avec un nouveau regard ce qui se passe autour de moi, parce que l’amour sera entré dans ma sève et mes branches grâce à la petite fille.
Je comprendrai qu’il y a des formes de vie plus fragiles que moi, craignant la chaleur et le froid, les ans qui passent et le vent. Il y a des formes de vie qui souffrent, non pas de l’orgueil de n’être pas adorés mais de la tristesse de ne pas avoir de racines, de certitudes, d’espoir de survie.
Il y a des formes de vie plus fragiles que moi, comme … les fleurs des cerisiers !
Leur fragilité me bouleverse à présent.
Je les observe, et je les vois, innocentes et fraîches. Elles offrent avec candeur leurs pétales soyeux en ignorant qu’un simple coup de vent leur ôtera bientôt la vie sans aucun ménagement.
Quand ce moment arrivera, je les laisserai me traverser, un dernier souffle les poussant vers moi, emportées loin de leur arbre-mère.
Je suis un arbre en fleurs, décoré de pétales que je n’ai pas nourris.
Mais peu m’importe ce que l’on dit, car l’amour est en moi maintenant et à jamais, enraciné jusqu’au plus profond de mon âme.
Je suis un arbre en feuilles, qui a appris à aimer… »
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