CHARLIE

Extrait du recueil à paraître “Points de vue depuis la Lune”

CHARLIE

Voilà, ça recommence.

Je sens qu’il y a une fuite, et j’ai horreur de ça.

Elle m’a encore acheté une marque de couches au rabais, sans les petits élastiques LÁ.

Et voilà le travail : ça fuit !

Tante Charlotte ne serait pas contente si elle voyait l’état de son pyjama en velours mauve pâle qui lui a coûté les yeux de la tête.

Il y a maintenant deux grosses taches sombres du côté de la fesse, et ça m’étonnerait que ça parte au lavage.

Parce que maman  n’aime pas la javel, elle y est allergique et se met dans tous ses états quand elle sent un sol qui en est imprégné.

Mais ce n’est pas du tout l’avis de Zaza, la chatte de la voisine, qui se roule dedans avec délice en ronronnant plus fort qu’une locomotive !

D’ailleurs, moi non plus je n’aime pas cette odeur, parce qu’elle me rappelle la piscine municipale et un épisode de ma vie que je préférerais oublier.

C’était il y a deux mois. Maman m’avait emmené avec elle à la piscine.

Tu vas voir mon chéri, me disait-elle, tu vas adorer barboter avec tes jolis petits brassards.

Ils sont mauves avec des fleurs roses. Ma mère adore le mauve.

Le problème, c’est que je suis un garçon.

Pour ne rien arranger, j’ai des boucles sur le crâne que ma mère laisse pousser.

Du coup pas étonnant, on me prend pour une fille.

Entre nous, je préférais nettement quand j’avais du poil au menton, au moins c’était clair.

Il faut que je m’y fasse, ÇA c’était avant.

Il va falloir que je patiente un peu, même si la patience n’a jamais été mon fort.

Bon, revenons à la piscine. J’étais donc là, avec mes brassards de fille, agrippé à ma mère qui souriait jusqu’aux oreilles en pensant me faire plaisir.

C’est vrai que j’adore l’eau de la baignoire, et encore plus quand ma mère est aussi dedans. J’en profite pour la coller et lui papouiller les seins, et ça la fait rire.

Moi aussi j’aime bien, ça me rend tout chose. Mais force est de constater qu’il ne se passe rien en bas.

Tout reste mou et ridiculement petit. Bref, évitons le sujet et revenons à la piscine.

Ma grand-mère, qui s’y trouvait aussi avec nous, n’arrêtait pas de répéter : regarde comme il est ému, le petit, il a l’air tout excité !

Énervé plutôt.

Je n’ai pas demandé à ce qu’on me jette dans l’océan à peine né, que je sache.

Et puis moi et l’eau, disons que nous avons eu quelques désaccords.

Enfin, c’était il y a longtemps, et c’est une autre histoire.

Là dans cette piscine, j’aurais pu hurler pour manifester mon désaccord, réclamer le petit bassin où l’on fait barboter les bébés.

Mais j’ai de l’amour propre, et hurler n’est pas mon truc.

Je laisse cela aux autres.

Toujours est-il que j’avais un mauvais pressentiment ce jour-là,

et que de fait mon premier jour de piscine allait s’avérer…

tomber à l’eau.

Car à peine avais-je barboté dix minutes là-dedans, essayant de supporter les effluves de chlore et les vagues provoquées par des petits merdeux qui n’arrêtaient pas de plonger près de nous, qu’il m’arriva une tuile.

Je sentis mon ventre gargouiller furieusement, et la compote de pruneaux, la traîtresse, me liquéfier les boyaux.

Je savais ce qui allait se passer juste après, parce que ma mère avait bien sûr acheté des couches spécial bain de la même marque que les autres.

Et là, catastrophe.

Je ne pus retenir la sauce qui ne manqua pas de déborder de la couche puis, quelle misère, de remonter à la surface.

Ce fut d’abord en minces filets brunâtres, puis en petits tas plus épais significatifs.

C’est une fillette rousse aux nattes relevées et aux tâches de rousseur assorties à son maillot chocolat qui donna l’alarme.

Quelle honte pour ma famille.

J’étais devenu rouge cramoisi, et ma mère aussi.

Mais comme pour couvrir son crime et les propos de la roussette, ma mère se mit à maudire bien haut  la marque des couches-culottes de bain, oubliant que c’était elle qui avait décidé de me gaver de compote de pruneaux et de m’équiper d’un matériel bon marché.

Tout en rouspétant, elle s’arrangea habilement pour créer de petites vagues et pousser les filaments d’excréments, ou du moins ce qu’il en restait, dans la cavité du bord de la piscine permettant aux excès d’eau de s’écouler.

Voilà un baptême qui finissait en quenouille, et qui dissuada ma mère de recommencer l’expérience de sitôt.

A peine installé dans le siège auto pour le voyage de retour, habillé de propre et les boucles encore humides, je sentis une atmosphère pesante régner dans la voiture.

Non pas les restes d’effluves de ma production brune, puisqu’on m’avait nettoyé et frotté les fesses aussi discrètement que possible dans les toilettes de la piscine, mais l’air s’était chargé de non-dits, car ma mère ne décrochait plus un mot.

Je pense qu’elle ruminait en silence son échec, consciente qu’elle n’était pas toute blanche dans l’histoire.

Pour détendre l’atmosphère, ma grand-mère ne trouva rien de mieux que d’entamer une chanson qui était censée nous changer les idées :

« Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l’envers … »

Ce ne fut pas là une très bonne idée, car ma mère excédée alluma aussitôt la radio en déclarant d’un ton sévère :

  • Taisez-vous un peu ! (je n’avais rien dit pour ma part, mais bon)

On va se mettre au courant de ce qui se passe dans le monde, c’est quand même plus important que les fesses d’un cochon !

J’avoue que je ne pouvais pas lui donner tort, et l’ idée me plaisait bien. J’avais peu l’occasion de pouvoir obtenir des nouvelles, réduit la plupart du temps à écouter des chansons ridicules que je connaissais par cœur, car dès que  la soirée commençait  pour les parents on me fourrait derrière des barreaux de lit, harnaché dans une gigoteuse qui me laissait peu libre de mes mouvements côté jambes.

En plus, je n’arrivais pas à grimper. Les rusés s’étaient arrangés pour régler si bas mon sommier de lit que je m’échinais sans espoir à essayer d’escalader ces maudits barreaux.

Du fond de ma prison, je regardais avec des yeux d’enfant les étoiles fluorescentes collées au plafond qui étaient censées imiter la voute céleste.

Que je le veuille ou non, mon petit corps ne tenait pas longtemps la distance, et après vingt heures je me sentais tout ensommeillé,  n’arrivant pas à résister à la tentation terrible de m’endormir en suçant mon pouce.

Je m’appelle Charlie, et j’ai quinze mois.

Je suis né un beau matin de juillet, à une heure zéro sept minutes et vingt quatre secondes précisément.

Ma mère n’a pas trop souffert pendant ma naissance, car j’y ai mis du mien.

Dès que son utérus a commencé à se contracter régulièrement, j’ai su qu’il n’y en avait plus pour très longtemps.

La poche des eaux allait se crever et moi me retrouver tout sec et tout étriqué là-dedans.

Alors, pour gagner du temps, j’ai décidé d’aider à l’évacuation. Je me suis rabougri sur moi-même autant que je pouvais pour mieux franchir le col, et me suis laissé porter par les vagues de contraction.

J’avoue que la sortie à l’air libre a été éprouvante.

Je ne me souvenais pas  la dernière fois avoir autant été ébloui par la lumière.

J’ai vite refermé les yeux, car j’ai eu la sensation qu’on avait braqué des projecteurs sur moi pour me faire parler. D’accord, ce n’est pas très courageux.

Mais de toutes façons, quand j’ ai ré-ouvert les yeux, j’ai eu la déception de constater que je ne voyais pas grand chose.

De cela non plus je ne me souvenais pas.

La touffe de cheveux à peine sortie au grand jour (de cette nuit de naissance), des mains m’ont extirpé du ventre de ma mère et nettoyé comme un chaton graisseux pour me présenter tout propre à mes géniteurs.

Mon père d’abord, car ma mère était encore occupée à je ne sais quoi.

Il avait l’air plutôt sympathique ce gars-là. Il ferait sans doute l’affaire en tant que père.

Puis on m’a posé sur la poitrine de ma mère, et je l’ai reconnue.

Pas seulement le ton de sa voix, son odeur, sa chaleur, mais elle, en tant qu’être immortel.

On s’est connus dans une autre vie, et je sais que je voulais la revoir.

Bien sûr, elle a tout oublié et ne sait pas qui je suis, enfin qui je suis vraiment.

Mais elle m’aime déjà pour ces neufs mois où elle m’a fait grossir et embellir comme une perle à nacrer.

Pour le reste, elle a tout oublié.

Je ne suis pas un bébé comme un autre.

Je suis Charlie, le bébé qui se souvient de sa vie passée.

Je ne me souviens pas de ma précédente naissance, mais je me rappelle de beaucoup de choses.

Je me souviens de ma mort.

Je n’avais que trente cinq ans.

Une voiture a déboulé à l’improviste dans un virage pris trop à gauche, et j’ai été éjecté de ma moto.

Je n’ai pas perdu conscience.

Il fallait que je me relève et vérifie l’état de mon bolide.

Mais mon corps ne répondait plus, et mes paupières étaient fermées.

J’ai vu le conducteur penché sur moi, l’air affolé. Il a tâté mon pouls et appelé les urgences.

Dans le comas. C’est ce que les médecins ont décrété.

Moi je pouvais tout entendre, et même tout voir.

J’essayais de leur parler, mais ils n’entendaient pas.

Je me suis retrouvé là près de mon corps à observer ce dernier, immobile poupée de chair que je ne reconnaissais pas, incapable de le faire bouger ou de le contrôler.

On ne se voit jamais les yeux fermés, et ce n’est pas plus mal.

Il y a dans ces paupières closes une forme d’abandon qui se rapproche de la mort physique et de son mystère, et je dois dire que quand on ne sait pas, c’est tout de même un peu impressionnant.

Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai conservé toute ma conscience.

Quand je les ai vus me brancher sur un respirateur artificiel à l’hôpital, j’ai su qu’il ne servirait à rien de m’acharner à conserver ce corps.

Je l’avais cassé lors de l’éjection, comme  les filaments brisés d’une ampoule qu’il serait vain de vouloir réparer.

J’ai décidé de l’abandonner, de rompre les derniers liens qui me rattachaient à lui, et d’en prendre un autre, moins abimé.

Maintenant je suis Charlie, le bébé de quinze mois qui se souvient de sa vie passée.

J’aime la moto et j’ai toujours détesté nager.

Je joue du piano et ai même fait des concerts.

Alors dès que mes jambes seront un peu plus grande et que j’arriverai à faire des phrases qui ont un sens, je demanderai à mes parents de m’offrir une petite moto d’enfant.

Et dès que mes doigts auront acquis un peu de dextérité je m’installerai bien confortablement sur le siège du piano trônant dans le salon de mes parents, et je jouerais du Bach, du Gounod, ou du Mozart.

Je n’ai même pas besoin des partitions, car je me souviens de tout.

Il y aura juste le problème de la pédale de sourdine, mais ce n’est pas très grave.

J’aurai quatre ans, et on dira de moi que je suis un génie.

Les autres enfants me détesteront peut être, et j’aurai du mal à supporter leurs histoires de pipi-caca.

J’ai passé l’âge de ces niaiseries, et je n’ai pas l’intention de faire semblant.

Enfin, je verrai ce que je peux faire pour ne pas que l’on m’enferme dans un asile ou dans un laboratoire de recherche, car je veux croire que j’attirerai l’attention.

Cela arrive déjà.

Avant, j’étais très fort en espagnol et j’aimais beaucoup cette langue.

Alors hier, tandis que ma mère me tendait un verre de jus de fruit qui sortait du frigo, j’ai répondu malgré moi gracias ( merci en espagnol). Cela m’a échappé.

Heureusement ma mère ne connait rien à cette langue.

Mais elle s’est écriée à l’adresse de mon père : Michel, viens vite voir, ton fils a dit «glass-i-ice » (le “r” de gracias ne doit pas être guttural comme la “jota” mais roulé, donc elle a du entendre glacias). Je venais de lui sortir du frigo un jus de fruit ! Tu sais chéri, je crois qu’il  va tenir de toi et être très bon en anglais !

Bon, elle s’était trompée de langue, mais elle avait bien capté que j’étais un peu en avance.

Mon père, incrédule, a haussé les épaules en souriant, pensant qu’elle affabulait.

Je ne peux pas donner tort à mon paternel, car je n’ai jamais été très fort en anglais.

Impossible pour moi de prononcer correctement les “the“, mon accent était une catastrophe.

Ma mère a bien sûr été vexée et a rétorqué qu’elle savait très bien ce qu’elle avait entendu. Notre fils est différent des autres, a-telle affirmé.

Ce n’est pas moi qui allais la contredire…

Ce matin encore je me suis réveillé grognon.

Ma couche était trempée, et mon nez complètement bouché.

Je vais avoir droit à la torture du sérum physiologique ou de la mouillette de coton enfoncée dans la narine jusqu’à l’os.

Et comme chaque fois, il va falloir que je supporte l’air béat de ma mère après avoir extirpé la malfaisante crotte de nez d’un vert gélatineux qui m’empêchait de bien respirer, accompagné d’un

« c’est bien, mon chéri « admiratif, comme si j’avais réalisé un exploit.

Je suis Charlie, le bébé qui se souvient de sa vie passée.

Quand j’aurai trente cinq ans, je ne mourrai pas d’un accident de moto, mais plutôt d’ennui si personne ne me comprend.

Sauf qu’il y a Charlène. La fille des voisins.

Elle a dix mois et deux petites fossettes. Elle sait déjà marcher, et me regarde de façon étrange, avec cet air interrogateur que je n’ai observé chez personne d’autre.

Hier, pendant que les parents parlaient de musique, de bémol et de dièses dans notre salon, je l’ai vu s’approcher du piano.

Elle a posé un doigt délicat sur une touche noire et s’est tournée vers moi avec un air complice.

Charlène n’est pas un bébé ordinaire.

sa façon de tortiller ses petites boucles de cheveux ne m’est pas étrangère.

Je parierais qu’elle aime le piano, et la moto, et …demain on y verra plus clair. Pour le moment j’ai la couche toute mouillée. J’ai oublié de demander.

Ca recommence…

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