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La soupe de miel

La soupe de miel

LA SOUPE DE MIEL 

(extrait du recueil à paraitre “Points de vue depuis la lune”)

Illustrations par Eleanor Gabriel

 

“Quand on n’a que sept ans et des couettes, comment faire pour annoncer aux grands une découverte qui peut changer le Monde ?

 Moi, Mandarine L., j’ai décidé de me faire entendre.

J’ai sept ans et pas du tout froid aux yeux. Raconter des mensonges, ça ne m’intéresse pas. Ce qui me plait, c’est de faire des découvertes. Alors voilà : j’ai fait une découverte qui pourrait changer le Monde. Mais quand on n’a que sept ans et des couettes, comment faire pour annoncer aux grands une découverte qui peut changer le Monde ? Je sais, personne ne me croira. Alors il faut que je trouve la meilleure façon de raconter ça aux grands sans qu’ils se mettent à rire en douce. Il faut absolument que je trouve une idée pour que les grands me croient. Car ils ne croient que ce qu’ils voient, et ce que je vois moi, eux, ils ne le voient pas. Ils pensent que parce qu’on a sept ans on passe son temps à raconter des histoires. Pourtant ne dit-on pas qu’à sept ans on a l’âge de raison ?

Moi, je l’ai eu avant. A cinq ans, je savais déjà plein de choses. Je savais comment on fait les bébés et pourquoi il ne faut pas boire d’alcool avant de conduire. Pour les bébés, je sais que le papa et la maman s’enveloppent dans une couverture l’un sur l’autre pour avoir très chaud, puis ils se collent par la bouche comme des poissons dans un bocal. Pour l’alcool, je sais qu’en boire peut faire dormir. C’est pour ça qu’il ne faut pas boire avant de conduire. Logique, personne ne peut conduire les yeux fermés. Je le sais, parce que mon grand-père a essayé. Résultat : on l’a retrouvé au volant de sa voiture en train de dormir. Le problème, c’est qu’on n’a pas réussi à le réveiller. Maman dit qu’on l’a laissé dormir dans un coin bien tranquille où je n’ai pas le droit d’aller. Trop contagieux pour les enfants. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas envie d’attraper son sommeil et de passer mes journées à dormir.

Moi, Mandarine L., j’ai décidé de me faire entendre.

J’ai sept ans et l’âge de raison, mais ça ne m’arrange pas toujours. On me demande de débarrasser la table, de faire mes devoirs, on m’explique des trucs que je suis parait-il en âge de comprendre, mais parfois je ne comprends rien du tout. Par exemple je ne comprends pas la logique des grands. La logique, c’est quand on va dans son lit parce qu’on a sommeil. Mais pas pour eux. Quand ils ont sommeil, les grands reprennent du café pour ne pas dormir. Je pense que c’est parce qu’ils ont honte de dormir, mais ça, ils ne voudront jamais l’admettre. Mon père, ça le met en rogne quand on lui dit qu’il s’est endormi devant la télévision, la honte ! Moi ce n’est pas pareil. Je me repose parfois dans la voiture à l’arrière, cela ne veut pas dire que je dors. Non, je me repose juste les yeux…

Et je réfléchis. Il faut que je trouve le moyen de leur parler de ma découverte sans me ridiculiser. J’imagine déjà la scène. Ils vont me servir leur soupe de miel.

Moi  :

– Tout à l’heure j’ai vu une fourmi noire. Mais pas une fourmi comme les autres, parce qu’elle avait des petits points bleus sur le dos qui clignotaient ! Je suis sure qu’elle essayait de me dire quelque chose. Elle est peut être coincée sur la Terre et n’arrive pas à joindre ses amis pour repartir avec eux sur sa planète ?

Les grands :

Ah oui ? Une fourmi de l’espace ? Incroyable dis donc ! Bon, tu peux mettre la table maintenant ?

La soupe de miel, désespérant.

Leur petit air mielleux assorti de regards en coulisse ça m’exaspère. Les grands ne croient que ce qu’ils voient. Moi aussi, mais même si je ne vois pas je crois, enfin je sais. Le Père Noel par exemple, je ne l’ai jamais vu, mais je sais qu’il existe. Les grands, ils ne savent plus trop parce qu’il y a trop de faux Pères Noel dans les magasins. Mais je vois bien que certains grands y croient encore. Ils s’offrent des cadeaux entre eux par peur de ne pas avoir de cadeaux du Père Noel. C’est qu’il faut être sage en pour recevoir ! Or les grands ne sont pas toujours sages. Moi non plus, mais je sais pourquoi. J’en ai assez de devoir toujours obéir et faire ce qu’on me dit de faire. J’en ai surtout assez de leur soupe de miel. Je voudrais bien qu’un jour ils me croient vraiment. Mais je n’ai que sept ans, le nez qui arrive à peine à la hauteur de l’évier, deux grandes couettes de chaque coté, des joues qui me donnent l’air innocent, et j’arrive difficilement à faire la boucle de mes chaussures…
Moi, Mandarine L., j’ai décidé de me faire entendre.

Alors j’ai eu une idée. Cela fait trois fois que je vois la fourmi noire. La première fois, j’étais en train de jouer dans le jardin, près du rosier blanc. J’avais disposé ma dinette et mes petits personnages bleus en plastique tout autour d’une table miniature faite de bouts de bois. Elle est venue fouiner sur la table puis s’est arrêtée, ses antennes en l’air. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu l’impression qu’elle voulait me dire quelque chose. Pourtant, après avoir tricoté quelques secondes avec deux de ses pattes, elle est repartie. Ce qui m’a intriguée, c’est ce petit point bleu qu’elle avait sur le derrière. Et puis un jour elle est revenue. Je l’ai reconnue à son point bleu. J’étais en train de me balancer dans le jardin, les mains agrippées aux cordes de la balançoire, quand je l’ai aperçue sur ma main droite. Je ne sais pas comment elle a fait pour monter si haut, mais elle était là, et elle me regardait. Je n’ai pas eu peur, et je lui ai parlé. Elle a semblé écouter, a agité ses mandibules, remué sa tête minuscule, et j’ai senti qu’elle m’avait choisie pour me dire quelque chose d’important. Ces trucs-là, ça ne s’explique pas. Je savais, c’est tout. Alors je suis descendue de la balançoire et j’ai voulu l’amener avec moi à la cuisine pour la montrer aux grands. Mais, sans que je sache comment, elle est passée en une seconde de ma main à ma sandale, puis a disparu dans le gazon du jardin. J’ai raconté mon histoire à mes parents, mais ils m’ont à peine écoutée. Une fourmi avec un point bleu sur le derrière, ça ne les intéresserait pas. Il était l’heure de mettre la table, alors j’ai mis la table. Pendant le repas, les grands ont encore monopolisé la conversation et je n’ai pas pu en placer une. La troisième fois que j’ai vu ma fourmi, j’étais sur la terrasse en train de dessiner. J’adore dessiner des soucoupes volantes et des lumières colorées dans le ciel. Je ne sais pas pourquoi, j’aime bien, c’est tout. Mon amie est arrivée sans que je m’y attende. Elle a grimpé sur mon dessin et est venue se poster sur l’une des soucoupes volantes que j’avais dessinées, la bleue. Mais cette fois il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. Trois petits points bleus lumineux sont apparus sur son corps ! Ils clignotaient en cadence comme une guirlande de Noel. J’ai tout de suite appelé les grands pour qu’ils viennent voir ça, mais ils ne sont pas venus. Ma mère était au fond du jardin occupée à replanter un arbuste, et mon père en conférence téléphonique avec un client, branché comme d’habitude à son oreillette. Dès que j’ai crié, la fourmi a commencé à s’agiter dans tous les sens, et comme je ne voulais pas l’effrayer plus, je l’ai laissée partir. Je sais, les grands ne vont pas me croire. Alors j’ai pensé à la photographier. J’ai eu pour mon anniversaire un appareil photo numérique. Je ne m’en suis pas encore beaucoup servi, mais ça va changer. Dès que j’irai dans le jardin, je l’aurai toujours avec moi pour photographier ma fourmi de l’espace et me constituer des preuves. Là, les grands seront bien obligés de me croire.

Mon amie est revenue et j’ai pris une photo. J’étais trop contente, imaginant déjà la tête que les grands feraient en la voyant. J’ai demandé à mon père de transférer ma photo sur son ordinateur, sans rien dire de spécial, pour voir la tête qu’il ferait. Mais quand la photo est apparue sur l’écran plat de mon père, on a vu apparaitre… une simple fourmi toute noire ! Elle était de face, et on ne voyait pas du tout son point bleu au derrière, ni les points bleus clignotant sur son corps. Inutile de vous dire ce que j’ai ressenti. Mon père m’a demandé si c’était elle, ma fourmi de l’espace, avec un petit sourire en coin. Moi, j’étais si abattue que je me suis contentée de répondre oui. J’ai bien compris à sa mimique ce qu’il pensait. Sa fille avait apprivoisé une banale fourmi noire et s’inventait des histoires d’extra-terrestres. Et comme si la situation n’était pas assez cruelle, mon père m’a lancé sur un ton mielleux que je connaissais bien :

– Mais dis-moi, elle est très mignonne, Mandarine, ta petite amie ! C’est une jolie fourmi noire ! Je suis sûre qu’il y en a des centaines d’autres comme elle dans le jardin. Cherche bien, tu vas trouver la fourmilière et tu pourras te faire encore plus de jolies petites amies.

Puis il a prit l’appel entrant d’un client.

La soupe de miel, affligeant.
Je me suis alors décidée à changer de tactique et à en apprendre un peu plus sur les fourmis pour comprendre comment communiquer avec elles. Sans doute qu’il n’y aurait rien sur les fourmis de l’espace, mais il fallait que j’en sache un peu plus déjà sur les fourmis de notre planète. En cherchant sur l’Internet, j’ai trouvé des tas d’articles concernant la vie des fourmis. C’était incroyable de voir que de si petites bêtes faisaient autant parler d’elles. Moi, ça m’allait bien. Comme quoi on pouvait être à la fois petit et important…

Il y a eu pas mal d’articles que je ne comprenais pas, alors j’en ai laissé beaucoup de côté. Mais j’ai appris suffisamment de choses intéressantes pour trouver l’espoir de pouvoir communiquer avec ma fourmi, à défaut d’y arriver avec ma propre espèce. Je me suis assise sur la table de la terrasse comme la dernière fois, avec tous mes crayons, et j’ai dessiné sur ma feuille des soucoupes volantes de toutes les couleurs, dont une bleue, des soleils et des planètes. Et puis j’ai attendu. Pas de fourmi noire en vue. Je commençais à m’inquiéter, quand elle a pointé le bout de son nez. Timidement, elle est venue se placer sur la soucoupe volante bleue de mon dessin comme la dernière fois, et a remué ses antennes dans tous les sens. C’est ainsi que les fourmis communiquent. Elles essayent de capter avec leurs antennes les signaux que les autres fourmis leur envoient. De ce que j’ai compris, les fourmis envoient des signaux de plusieurs façons : avec des vibrations, comme celles d’un téléphone portable,  mais un genre de vibrations qu’un humain ne peut pas percevoir, et avec des odeurs dégagées par des phénomones ou un truc comme ça. Bon, là je n’ai pas tout compris, mais en gros les fourmis peuvent capter grâce à leurs antennes des odeurs que les humains ne peuvent pas percevoir. Ces odeurs qu’elles émettent indiquent si la fourmi est joyeuse, si elle a peur, ou bien encore si elle est amoureuse. Ma fourmi à moi a du sentir à mon odeur que je l’aimais bien. Elle a beaucoup agité ses antennes pour me dire quelque chose, mais comme je ne comprenais pas elle est partie chercher un truc. Elle est revenue portant sur le dos un gros paquet de terre noire qu’elle avait dû faucher sous les rosiers. Je l’ai regardée faire, émerveillée. Elle a disposé sous mes yeux des petits grains de terre noire de façon à dessiner une colonie de fourmis sortant de ma soucoupe volante bleue ! Puis elle a poussé l’une des fourmis de la troupe vers une direction opposée aux autres. J’ai l’âge de raison, alors j’ai compris ce que ma fourmi voulait dire : elle est arrivée un jour sur la Terre en soucoupe volante avec ses autres équipiers et, sans doute trop curieuse, elle s’est éloignée de sa troupe, qu’elle a fini par perdre de vue. Dans un article, j’ai lu que les fourmis sont très unies entre elles. Elles forment un grand groupe où chacune a besoin des autres pour survivre. Je ne suis pas sûre que ce soit pareil pour les humains, parce que quand ils sont ensembles, ils se disputent souvent. Mais je n’ai que sept ans, et je ne sais pas encore tout. Ma petite fourmi noire a continué d’essayer de communiquer avec moi puis m’a tourné le dos. J’ai vu alors apparaître à nouveau les trois petits points bleus qui clignotaient sur sa carapace. Je n’ai pas su pourquoi, mais j’ai commencé à avoir les larmes aux yeux. Je me suis sentie très triste pour mon amie et elle a dû le sentir car elle est venue se promener sur ma main. La tristesse, cela doit avoir une odeur. Peut-être est-ce pour cela que ma grand-mère sent toujours très fort le savon à l’amande. Depuis que mon grand-père dort dans cet endroit où je ne peux pas aller, ma grand-mère, elle, ne dort plus. La petite fourmi noire m’a regardée longuement, et j’ai découvert combien c’est émouvant d’avoir pour amie une fourmi de l’espace. Seulement j’ai bien vu que quelque chose clochait : ses signaux de détresse lancés pour que ses équipiers la retrouvent ne devaient pas fonctionner correctement. Alors je me suis mise à mieux observer son dos et les trois petits points bleus lumineux qui clignotaient comme des rampes de lancement. Et j’ai soudain compris. Le point bleu qui se trouvait sur son derrière ne clignotait pas vraiment. Il était si pâle qu’on aurait dit une ampoule prête à s’éteindre. Je n’avais pas la moindre idée de comment j’allais pouvoir l’aider, mais je me suis sentie responsable de cette petite fourmi. Alors, sans même réfléchir,  je me suis mise à dessiner sur la feuille quatre ronds sur un dos de fourmi noire. J’en ai colorié trois en bleu, et j’ai laissé le quatrième en blanc. Aussitôt la fourmi est repartie chercher quelque chose, puis est revenue avec un grain de riz dans les pattes. Elle l’a posé sur le rond blanc, et s’est mise à agiter ses antennes de tous les côtés. Mais je ne suis pas arrivée à décoder son message. Alors elle a repris son grain de riz et, sortant de l’ombre de la terrasse, est venue le déposer en plein soleil sur une flaque d’eau restée là après l’arrosage des plantes. J’ai essayé d’agiter mes bras comme si c’étaient des antennes pour lui faire comprendre que je ne voyais pas ce qu’elle voulait me dire. Mais c’était du n’importe quoi, et je commençais à m’en vouloir de ne pas arriver à comprendre ma petite amie pour pouvoir l’aider. Alors elle s’est mise à faire une drôle de danse au-dessus d’un soleil brillant que j’avais dessiné sur ma feuille. J’avais beau réfléchir, je n’arrivais pas à voir le lien entre un soleil, un grain de riz, et une flaque d’eau ! C’était peut-être évident, mais moi j’étais sans doute trop bête, ou trop petite pour comprendre. C’est à ce moment là qu’on m’a appelée pour que je vienne manger. Ma fourmi, à nouveau effrayée par le bruit, a immédiatement disparu dans les herbes.

J’ai essayé d’en parler à table, mais à peine ai-je commencé à raconter ce qui s’était passé que mon père m’a lancé, avec son ton mielleux :


– Très bien, très bien, c’est génial ton histoire de fourmi, ma chérie… Mais mange au lieu de parler la bouche pleine, on en sera déjà au dessert que tu n’auras pas fini tes tomates !

La soupe de miel, insupportable.

Vu la tête de mes parents, qui venaient juste de se disputer pour une histoire d’épluche-légumes, j’ai senti que ça ne servirait à rien d’insister : ils ne m’écoutaient pas. Dès que j’ai fini mes tomates, ma mère s’est empressée de me fourrer dans l’assiette trois grosses louches de riz bien collant. J’ai alors repensé au grain de riz de ma fourmi, et j’ai demandé à ma mère :

– Maman, pourquoi le riz devient collant comme ça quand on le cuit ?


– Parce qu’il contient de l’amidon, Mandarine, m’a t’elle répondu sur un ton plus aimable que celui qu’elle venait d’employer avec mon père. C’est une réserve d’énergie qu’on trouve dans pas mal d’aliments, comme le riz et les pommes de terre. On s’en sert aussi comme de la colle dans certains produits pharmaceutiques. Quand on chauffe les aliments qui en contiennent, l’amidon remonte à la surface. Tu m’as peut-être déjà vue enlever une espèce de mousse brunâtre de l’eau de cuisson du riz ? Et bien on le fait parce que l’amidon se digère mal et que certaines personnes y sont parfois carrément allergiques.

En entendant les explications de ma mère, mon cœur s’est mis à battre très fort. J’ai compris ce que voulait dire ma fourmi. Elle voulait que je lui rapporte un grain de riz cuit dans de l’eau chaude pour pouvoir absorber de l’amidon et faire un plein d’énergie ! Je crois que je n’ai jamais mangé mon riz aussi vite de ma vie, en prenant bien soin de récolter plusieurs grains dans ma serviette de table. Quand je suis revenue sur la terrasse, ma fourmi a dû me sentir approcher car je n’ai pas attendu plus d’une minute avant qu’elle ne rapplique sur la feuille de dessin. J’ai posé quatre grains de riz cuit dessus, et nous nous sommes regardées longuement, elle, les antennes frétillant d’une certaine façon, et moi, agitant les bras au dessus de ma tête pour essayer de l’imiter. Je l’ai vue commencer à grignoter un grain de riz, puis deux, puis quatre. Elle s’est alors retournée sur le ventre, puis s’est immobilisée les pattes en l’air. Je me suis tout à coup sentie très mal. Et si je n’avais rien compris, si je l’avais tuée avec mes grains de riz à l’amidon ? Si les fourmis de l’espace étaient allergiques aux grains de riz de la Terre ?! J’ai du sentir le savon à l’amande très fort, car un vent de panique s’est emparé de moi. Ma fourmi l’a certainement perçu car elle a réagi en remuant ses antennes et ses pattes dans tous les sens, puis elle s’est retournée. Les quatre petits points bleus situés sur son corps et son postérieur clignotaient enfin tous en cadence. Comme par réflexe, même si cela ne servait à rien, j’ai pris une photo. La petite fourmi est venue se placer sur ma main et m’a regardée bien en face, en agitant sa tête et ses antennes. Ses gros yeux noirs me regardaient avec gratitude, et moi j’ai senti les phénomones d’amitié me gagner. Ma fourmi était en train de me remercier, avec une espèce d’odeur de complicité entre nous, et j’étais fière d’avoir pu aider une fourmi de l’espace. Puis, sans que je m’y attende, ma fourmi s’est enfuie tout au fond du jardin. J’ai juste eu le temps d’apercevoir une sorte de grosse luciole bleue s’envoler dans les airs et disparaitre à vive allure. Son vaisseau-mère était venu la chercher.

Triste et contente à la fois, je suis retournée sur la terrasse pour dessiner. Mais je n’y suis pas arrivée, car j’avais la tête dans les étoiles et le coeur un peu lourd. Il fallait vraiment que les grands sachent ce qui s’était passé, et que j’arrive à me faire entendre. Alors au repas du soir j’ai déballé tout ce qui me pesait sur le cœur. Mes parents avaient l’air de meilleure humeur, et moi j’avais grand besoin de parler. Mais que croyez-vous que les grands m’aient servi quand je leur ai raconté cette merveilleuse aventure telle que je l’ai vécue ?
Et oui, encore de la soupe de miel ! Désespérant.

Bien pire, la soupe est même devenue plus amère que mielleuse car mon père n’était finalement pas si bien luné que ça. Il a fait semblant de m’écouter, puis m’a lancé avec un air en colère :

– Ecoute, Mandarine, que tu aies apprivoisé une fourmi, admettons, mais que tu insistes pour nous faire croire que c’est une fourmi de l’espace avec des lumières bleues qui clignotent sur le dos, et qu’en plus un vaisseau spatial est venu la chercher, ça commence à être gênant ! On ne t’a pas appris à mentir, que je sache ? Premièrement, tu es bien la seule à avoir vu cette prétendue fourmi avec des points bleus au derrière, deuxièmement, si elle existait vraiment, toute la planète serait déjà au courant et on ne parlerait plus que de ça dans les journaux ! Tu penses bien que tu ne serais pas la seule à l’avoir observé, et tous les myrmécologues et amateurs de fourmis célèbres comme Bernard Werber seraient déjà sur le front !

J’aurais bien aimé que ce soit vrai. Mais ils ne me laissaient pas une seule chance de faire connaitre ma découverte au Monde. J’en avais les larmes aux yeux. Parfois, les grands ne comprennent rien. Mais qu’ils me croient ou non, tout ça avait bien existé, et plus rien ne serait comme avant pour moi. Surtout pas ma relation avec les autres de mon espèce. Si je ne pouvais pas me confier et être crue de mes propres parents, en qui d’autre pourrais-je avoir confiance à l’avenir ?

Dans les jours qui ont suivi, ma fourmi m’a beaucoup manqué et j’ai eu envie de la revoir. Alors j’ai demandé à mon père de transférer sur son ordinateur et m’imprimer la dernière photo que j’avais prise d’elle. Il n’était plus fâché, aussi il a juste haussé les épaules et soupiré. Et comme il est très soupe de miel, il a accepté de m’imprimer la photo, me promettant de le faire le lendemain parce qu’à ce moment-là il était en train de faire l’installation d’un programme qu’on ne pouvait pas interrompre. Après tout, je pouvais bien attendre un jour de plus : ma fourmi allait ressembler à toutes les autres fourmis, une fourmi noire sans points bleus clignotants. Mais ce serait quand même ma fourmi, avec ses grands yeux noirs et ses antennes si expressives, une fourmi unique en mon coeur.

Cette nuit là, je me suis endormie plus heureuse que d’habitude.  J’ai oublié que j’étais triste de ne pas être écoutée et j’ai pris une grande décision : quand je serai grande je deviendrai une myrmécologue célèbre.

Le lendemain à l’école, j’ai eu un peu de mal à écouter la leçon de mathématiques. Je n’arrivais pas à fixer mon attention sur autre chose que ma trousse parsemée de planètes roses et bleues. Quand le professeur a prononcé mon prénom pour que je donne la solution de l’exercice de calcul inscrit au tableau, j’ai sursauté et suis devenue toute rouge. Moi d’ordinaire si bonne élève, je n’avais rien écouté. Ca allait être la honte de ma vie, à moins que je n’arrive à inventer une histoire plausible. Le professeur a insisté :

Mandarine, allez, donne-nous la réponse, on t’écoute !

Pour une fois qu’on voulait bien m’écouter, je n’avais pas du tout envie de communiquer… Par chance, la directrice est entrée juste à ce moment là dans la classe. Elle a murmuré quelque chose à l’oreille du professeur, et tous deux se sont mis à me regarder bizarrement. J’ai été invitée à quitter la classe, car mon père voulait me parler, c’était parait-il urgent. Tous les autres élèves se sont tournés vers moi avec des regards de poissons morts, mais moi, très fière, j’ai quitté mon banc sans laisser paraître une quelconque inquiétude. Je suis allée dans le bureau de la directrice et j’ai parlé à mon père. C’est à peine si j’ai reconnu sa voix au téléphone quand il m’a annoncé sur un ton solennel que je ne lui connaissais pas :

– Mandarine, j’ai deux choses à te dire. Tout d’abord, ton grand-père a fini par se réveiller. Personne ne pensait que c’était possible, mais voilà, c’est arrivé, il ne dort plus, et il va même très bien !

J’ai commencé à sourire, car j’ai tout de suite pensé à ma grand-mère. Elle ne sentirait plus le savon aussi fort. Tandis que mon grand-père serait enfin réveillé, lui qui a dormi pendant si longtemps, ma grand-mère, elle, pourrait à son tour s’endormir… Puis mon père a très vite reprit :

– Ensuite, tu sais, la photo que tu voulais que je t’imprime, celle avec ta fameuse fourmi de l’espace…

Il n’a pas eu besoin d’aller plus loin. J’ai immédiatement compris que cette fois les points bleus étaient bien apparus sur la photo, avec un effet lumière rayonnante qui en disait long. Alors je ne l’ai pas laissé finir. Je lui ai annoncé avec un sourire long jusqu’aux oreilles :

– Tu sais papa, je veux bien rencontrer tous les journalistes et tous les myrmécologues de la Terre pour leur raconter. Mais il va falloir que quelque chose change : jamais plus de soupe de miel ! Parce que nous, les enfants, ça ne nous fait pas grandir. Ce qui nous fait grandir, c’est de pouvoir être écoutés, écoutés vraiment. Tu sais, nous arrivons encore à voir des choses que vous les grands n’arrivez plus à voir, alors il faut nous écouter avant qu’il soit trop tard. Parce qu’un jour nous serons devenus trop grands et nous n’arriverons même plus à croire ce que nous voyons, même si c’est aussi évident qu’un nez au milieu d’une figure ! Un jour, nos yeux ne verront plus que ce que tout le monde a le droit de voir. Dans le monde des grands, il y a des tas de choses qu’il est interdit de voir. Alors les gens ne les voient plus, ce serait trop embêtant pour eux. Mais qu’ils le veuillent ou non, ces choses existent bel et bien, et il faudra bien un jour qu’ils l’acceptent…

Merci, ma jolie fourmi de l’espace, parce qu’avec ce tout petit grain de riz que tu as porté sur ton dos et déposé devant moi pour que je comprenne, tu as changé la vie de ma grand-mère, celle de mes parents, la mienne, et l’histoire de l’Humanité toute entière ! “

 

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